La méthode dite "rapprochée"

Madame,

Je viens de lire votre livre, Ces profs qu'on assassine. Il est formidable

Je suis retraité de l'Éducation nationale, ancien prof de math et sciences en lycée professionnel, entré par vocation dans l'enseignement et sorti écœuré de cet enfer !
Je n'ai pas eu à subir les cas extrêmes que vous citez mais je me reconnais dans certaines situations que bien naïvement, je ne pensais pas qu'elles puissent se produire.

Je commencerai par une histoire sans doute peu banale :

Pâques 1974. Je dis à mes collègues que je me fiance, que je vais connaître mes futurs beaux-parents à X... où mon beau-père travaille à l'ambassade de France.
Aux vacances qui s'annoncent, on bavarde puis, peu de temps après, un collègue me demande quel est le nom de famille de ma future. Je trouve le collègue un peu curieux mais le lui révèle, puis, quelques temps après, il me demande le prénom de mon père : curieux en effet !
Mais je suis loin de soupçonner ce qui va m'arriver.
Le directeur envoie une lettre à l'ambassade de X... demande une enquête de moralité sur la famille de ma future femme, signée du prénom Roger de mon père. La lettre revient (élogieuse paraît-il, mon beau-père la lira) et une dame me dit un jour au lycée :
« vous vous appelez Dominique, pas Roger
- Oui bien sûr répondis-je » .Elle a quelques lettres dans sa main. Aussi, elle ne me tend pas la lettre et je ne vois donc pas l'origine de celle-ci, ce qui aurait pu m'intriguer.
Je cherche rapidement qui au lycée s'appelle Roger … puis l'année scolaire est presque finie et je laisse tomber la recherche.
Mon beau-père ne révèlera l'histoire que 10 ans après ! Je fais mon enquête alors ( famille , entourage , puis lycée). Le collègue en question s'est suicidé deux ans auparavant. J’en suis donc réduit à voir des anciens et l'un d'eux me dit :
« c'est sûrement l'ancien directeur ; il cherchait à fouiller dans la vie sexuelle des profs pour mieux les dominer ». Il ne me restait plus qu'à recomposer le puzzle pour comprendre l'affaire. Cela n'a pas eu de conséquences, mais quand même ..!!

La deuxième affaire concerne les relations profs élèves de sexe opposé.
Je n'étais pas un grand séducteur et jeune stagiaire de 24 ans en 1971, je suis affecté dans la Somme avec pour moitié des classes de filles . L'une d'elle a le coup de foudre pour moi. Une de ses copines le devine et l'incite à m'écrire.
Fin février, deux filles m'abordent : une grande frisée et une petite grosse me tendent un billet plié en quatre et tournent les talons. Je lis : une lettre d'amour ! ..anomyme.. ! Je n'en avais jamais reçue de ma vie ! Je crois à une blague de mauvais goût et les interpelle par la fenêtre ! Je cherche avec un collègue dans les interros à reconnaître l'écriture mais sans résultat. Alors le surlendemain, la petite grosse me donne une lettre et m'avoue son amour.. Je m'entretiens avec elle et lui signifie que je suis professeur et elle, élève, et que, ce genre de relation est impossible… que ce genre d'amour est à sens unique ! Elle en a presque les larmes aux yeux et est bien déçue.
J'en parle aux collègues. Il y en a un qui me dit tout net : « c'est dommage, elle n'est pas très jolie. Tu aurais pu te la faire... ! ! » Jamais l'idée ne me viendra d'ailleurs d'effectuer un quelconque essai.. !
L'affaire Gabrielle Russier avait défrayé la chronique trois ans auparavant et donna lieu au très beau film d'André Cayatte, Mourir d'aimer avec Annie Girardot. J'en parlai donc au directeur qui approuva mon attitude : « oui vous avez bien fait. Ah! c'est bête les filles à cet âge là ! » me dit-il.
Je pensai en avoir fini . Mais non ! Elle me supplie de l'écouter dans une troisième lettre et de la comprendre, que son amour pour moi est profond. Puis cela semble se calmer et le directeur fin juin me demande: « et vos fan's ?
- C'est fini lui dis-je, je n'en entends plus parler ».
Deux jours plus tard, je recevrai deux lettres plus une que je retrouverai deux ans plus tard dans mes affaires. Dans le mois de juillet, c'est une carte postale (..qui arrive chez moi.. !) puis une dans l'année scolaire suivante , une autre supplique où elle me demande d'écrire chez une copine ( hélas pas n'importe laquelle non plus ),copine qui espérait bien se régaler d'une histoire d'amour pas trop banale, copine aussi que j'avais remarquée comme étant probablement au courant ! J'écrivis au directeur qui mit fin à l'histoire.

Quelques années après, une fille passe au tableau , et à la fin de l'exercice me dit :
« ça va monsieur ?
- oui, c’est bien » lui répondis-je.
- un petit bisou monsieur ? » ... !
Je suis stupéfait et répond par une pitrerie où je provoque un éclat de rire général que j'attendais .

Une troisième histoire m'amène à parler de la méthode dite « rapprochée »,comme disait un directeur de l'époque ! Je n'étais pas le seul à l'employer, les punitions n'étant jamais rendues ou presque, certains élèves étaient là pour les allocations et vous le faisaient savoir. (Le métier n'est pas toujours choisi par les élèves qui quittent souvent le CET à l'âge de seize ans).Comment faire taire ceux-là ?
« Il n'y a que ça qui marche me dit un jour un collègue en montrant sa main prête à s'abattre sur la joue d'un délinquant » .
« Je fais quatre vingt dix kilos me dit un autre ».
« Je les mets au piquet » me dit cet autre (à l'âge de seize ans.. !),et s'il ne veulent pas y aller, je les prends par le col ..»
Je me suis mis aussi à la méthode rapprochée en obtenant quelques résultats cependant.
Puis un jour, ce n'est pas la joue mais le nez qui va prendre, déclenchant une hémorragie nasale ! On suit l'élève à la trace jusqu'à l'infirmerie ! Je ne suis pas très fier mais je me dis que je vais avoir des ennuis et vais enfin pouvoir crier ma révolte .Ce n'est pas normal cette situation ! J'échappe de justesse à la plainte. Le père de l'élève voulait le faire mais quelqu'un l'en dissuade .Nous sommes en 1978 et ce n'est pas encore dans les faits, et ce qui se passe maintenant me révolte à chaque fois que j'entends des plaintes pour des broutilles !
Je reçois la mère en présence du directeur qui lui dit qu'avec quatre enfants, il ne peut pas dire ne pas avoir tapé dessus parfois, que le problème est multiplié par trente ici...
La fin de l'année approche et, en présence de l'inspecteur, on discute des faits et on me conseille de partir au lycée d'à côté (entre temps le CET est devenu lycée) en écrivant que je me rapproche de chez moi (ce qui est vrai), que je serai mieux dans un lycée plus calme avec des filles (on vous fait comprendre qu'on vous protège !)
Je perds deux points en note administrative que je regagnerai vite. Je reprends du goût à l'enseignement dans ce nouvel établissement puis en fin d'année, je passe au sixième échelon au petit choix alors que j'étais à l'ancienneté : vous avez dit sanction ??? Il n'y aura pas d'expression de ma révolte mais bon. !!

Trois ans plus tard, pour une affaire nettement moins grave (une petite tape dans le dos pour faire se retourner l'élève), je reprends le chemin de l'ancien lycée.
C'est avec des hauts et des bas que je termine ma carrière et voici qu'en septembre 2006, un élève que j'avais surpris à casser un petit crayon en morceaux destinés à être projetés sur des camarades me fait la guerre. Il répète à sa mère que le cours est incompréhensible, mère qui se plaint au proviseur.
J'ai encore deux autres classes difficiles. Aussi, je n'hésite plus en fin de carrière à faire des rapports. On m'inspecte alors... ! En fin de carrière.. !
L'inspection se passe normalement. Puis le proviseur me demande début décembre de changer,…faire autre chose. Lors d'un conseil de classe de premier trimestre, on demande aux élèves si ça va.
« oui, répond la déléguée, sauf en math avec monsieur … »
Je ne suis pas en forme, ni physique, ni morale et me mets en congé de maladie dès le lendemain. Jusqu'au bout…. Il me reste six mois avant la retraite. Je vois au mois de janvier suivant le rapport d'inspection qui s'accorde avec bien sûr celui du proviseur et on me fait savoir que j'aurais peut-être besoin de conseils pédagogiques.... ! ! ! ! !

Ainsi finit ma carrière dans l'enseignement ! ! Quel bonheur d'être à la retraite !
J'ai quantité d'anecdotes à raconter sur les retards, les voyages, les bêtises, les odeurs, les projectiles, les expériences, les dégradations, les insultes, les excuses, la triche ... ! les examens de CAP BEP (dont deux fois à la prison, quelle expérience !) , les jurys plus ou moins truqués , les réunions parents-professeurs, les amours entre élèves, les bagarres, les grèves, la neige…

Les problèmes sont graves et la violence à l'école augmente, vous le soulignez fort bien. On a voulu trop étouffer ces affaires (il n'y a ni violence , ni drogue dans l'établissement ! c'est bien connu). On cherche à se vendre ... attirer les élèves dans l'établissement, veiller à ce qu'ils.....soient bien. Garder le maximum d'élèves car les évasions ne sont pas rares ! J'en aurais une fois à subir les conséquences.

J'espère ne pas vous avoir ennuyée avec mes histoires , et vous félicite encore pour votre livre.
A la prochaine lecture donc !

Dominique

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